Gehraiyaan : sympathie pour l'abysse

Avec GehraiyaanShakun Batra signe enfin son grand retour, 5 ans après le triomphe de Kapoor & Sons. Nouveau triomphe critique en Inde, le film cartonne sur Prime Video depuis sa sortie (film Prime le plus vu en Inde, n°2 au Canada, n°3 aux États-Unis, n°8 au Royaume-Uni, etc). Succès mérité ?

Ceux qui ont vu le sublime Annette de Leos Carax se souviendront certainement de l'avertissement adressé par le personnage de Henry (Adam Driver) à sa fille : "Ne pose pas tes yeux vers l'abysse". C'est d'ailleurs cette sympathie pour l'abysse (titre d'une des plus belles chansons du film) qui entraîne la chute du personnage. Sans aller sur le terrain de la fantasmagorie ou du symbolisme comme Carax, c'est pourtant le même abysse qui intéresse Shakun Batra dans son nouveau film justement intitulé Gehraiyaan ("Profondeurs").

Le récit nous propose de suivre la route de deux couples. D'un côté Alisha (Deepika Padukone), une prof de yoga qui partage sa vie avec Karan (Dhairya Karwa), un auteur en manque d'inspiration. De l'autre la jeune héritière Tia (Ananya Pandey) et son ambitieux fiancé Zain (Siddhant Chaturvedi).

Un début de récit faussement lumineux

Dès son premier film Ek Main Aur Ekk Tu, Shakun Batra démontrait son talent en détournant une rom-com de commande très classique pour en faire quelque chose d'étonnement rafraichissant et pertinent dans son propos. Avec Kapoor & Sons on le voyait déjà mieux affirmer son cinéma, affiner son écriture et poser les codes d'un cinéma plus formaliste, esthétique. Avec Gehraiyaan, le jeune cinéaste semble avoir définitivement posé son style. Plus de compromis pour attirer le grand public, il embrasse un cinéma indépendant, exigeant. L'image et la mise en scène sont particulièrement soignés et on ne peut qu'être conquis par la beauté visuelle qui se dégage du film.

En allant chercher le directeur de la photographie Kaushal Shah, à l'œuvre sur la pépite indépendante Cargo (disponible sur Netflix), Batra assumait son abandon d'un cinéma au moins en apparence divertissant. Oubliez les couleurs et les danses de Kapoor & Sons, ici les nuances de bleu se heurtent aux lumières de la nuit. Le tout sur un montage toujours juste, trouvant l'équilibre parfait entre faux rythme et contemplatif, sans jamais faire ressentir la moindre lenteur.

Deepika Padukone toujours au centre du récit et du cadre

Mais là où Gehraiyaan pouvait n'être qu'une réussite formelle, stylistique, l'écriture n'est pas en reste. On le pressentait lors de ses deux précédents films, Shakun Batra aime filmer des relations humaines qui se désagrègent. Des structures familiales qui s'étiolent à force de mensonges, des liens qui se brisent faute de communication. Il porte ici son analyse à un niveau encore supérieur. Les non-dits, la culpabilité, l'incompréhension, toutes ces émotions négatives s'emportent dans un tourbillon émotionnel venant briser nos personnages. Des personnages à l'écriture profonde, complexe, qui ne sont jamais totalement bons ou mauvais.

Le cinéma de Shakun Batra est un cinéma de nuance. En ce sens, le personnage d'Alisha est peut-être ce que le cinéaste a écrit de plus beau. Imparfaite, instable, elle dégage une puissance inouïe doublée d'une fragilité terrassante. La performance hallucinante de Deepika Padukone n'y est évidemment pas pour rien, mais force est de reconnaître que l'actrice trouve ici un des plus grands rôles de sa carrière. Loin d'être un rôle de pure démonstration de force à coups de grosses crises de larmes, Alisha lui permet de mêler finesse, sensibilité et émancipation. Une performance qui sera extrêmement difficile à dépasser cette année !

Le reste du casting suit le niveau. Siddhant Chaturvedi est parfait en arriviste séduisant et ambitieux. Ananya Pandey est peut-être dans l'ombre de Deepika, cependant elle est le choix parfait pour son rôle. Dhairya Karwa fait une bonne impression également. Mais le rôle secondaire le plus marquant sera sans le moindre doute Nasseruddin Shah, qui nous rappelle une fois encore son immense talent.

Un groupe au bord de l'implosion

Un peu comme Kapoor & Sons bousculait sa narration dans sa dernière demi-heure, Gehraiyaan effectue un virage extrême pour son dernier acte. Un changement de genre radical qui pourra en laisser certains sur le côté. Et pourtant, une fois de plus la maîtrise du cinéaste force le respect et fait passer cette évolution avec un naturel fascinant. Le film aura sûrement l'effet d'un Tamasha, qui a déconcerté une grande partie de son public initialement mais finit par grandir en nous et par conquérir même les réticents.

S'il m'a manqué par moments une émotion aussi puissante que Kapoor & Sons (qui me fait terminer en larmes à chaque fois), Gehraiyaan est touché par la grâce plus d'une fois. Notamment lors d'un dialogue entre Alisha et son père vers la toute fin du récit. Car ce que Gehraiyaan perd en puissance émotionnelle brute, il le gagne en subtilité. Rarement aura-t-on vu une écriture aussi fine et délicate ces dernières années.

Une performance qui marquera les mémoires

Au final, Gehraiyaan est exactement ce que l'on pouvait espérer d'un nouveau Shakun Batra - qui confirme définitivement être un des auteurs les plus passionnant du cinéma hindi contemporain. Une ballade mélancolique et émotionnellement éprouvante vers nos profondeurs psychologiques les plus inavouables. Porté par une musique captivante, une mise en scène exemplaire et un casting de choc, le film s'inscrit déjà comme une des plus grandes réussites cinématographiques de l'année.

Gehraiyaan est disponible sur Amazon Prime Video.


⭐⭐⭐⭐/5

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